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08 February 2021

Rencontre avec les Grignoux

Dans le paysage belge du cinéma, l’asbl Les Grignoux fait figure d’exception. Par sa programmation d’abord qui sort des sentiers battus, mais également par son choix de travailler selon les principes de l’économie sociale. Nous avons interviewé Laurence Hottart, directrice du Caméo. Elle nous a parlé de la gestion participative en vigueur aux Gignoux, de la décision de reprendre le Caméo à Namur, de la manière dont les équipes restent en contact durant cette longue période de fermeture, du défi que représente l’émergence des plateformes numériques… Et de l’espoir que la nouvelle génération puise dans les racines de cette formidable asbl.

Bonjour Laurence Hottart. Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, qui êtes-vous, quelle est votre fonction et depuis combien de temps travaillez-vous pour les Grignoux ?

Laurence Hottart – Je suis responsable du site namurois, c’est-à-dire du cinéma Caméo qu’on a ouvert en 2016. J’ai rejoint l’équipe en 2014, au moment où les Grignoux arrivaient à Namur et où on a lancé la formule de Cinéma Nomade avant de pouvoir investir le bâtiment du Caméo qui était en rénovation à l’époque. Je coordonne tout ce qui se passe à Namur. Je suis aussi membre du Collège Directionnel et je suis Présidente du Conseil d’Administration pour la troisième année.

Comment présenteriez-vous les Grignoux en quelques mots et quelques chiffres ?

Les Grignoux, c’est une asbl liégeoise au départ, née à la toute fin des années 70, qui faisait au départ de l’éducation permanente et puis qui s’est très vite orientée vers l’exploitation de salles de cinéma. D’abord, le cinéma Le Parc, à Droixhe, en 82. Quelques années plus tard, le cinéma Churchill et ses trois salles au centre-ville, dans le Carré. Puis en 2008, le cinéma Sauvenière qu’on a entièrement fait construire, qui comporte quatre salles. Enfin, en 2016, le Caméo et ses cinq salles. Nous avons donc en tout treize salles de cinéma réparties sur deux villes wallonnes (Liège et Namur). Nous avons aussi trois lieux horeca : La Brasserie au Sauvenière, le Café du Parc et le Caféo à Namur.

Notre activité principale, c’est l’exploitation de salles de cinéma, mais du cinéma d’auteurs indépendants, en version originale essentiellement. On est aussi reconnu en Éducation Permanente, on travaille beaucoup avec tout le secteur associatif pour présenter une série de rencontres autour du cinéma indépendant. On a aussi un gros volet pédagogique puisque, peu après la naissance des Grignoux, on a mis en place le programme Écran Large sur Tableau Noir. Ce programme, à destination des écoles, invite les professeurs à venir au cinéma avec leurs classes, dès la première maternelle jusqu’au supérieur. Un accompagnement pédagogique est ensuite proposé par le biais de dossiers rédigés par notre équipe qui permettent aux professeurs d’explorer des pistes par rapport au sujet du film qu’ils sont venus voir au cinéma.

Aujourd’hui, ça fait plus de quarante ans qu’on existe et nous sommes à peu près 170 travailleurs, tous services et tous sites confondus. Une particularité de l’asbl Les Grignoux, c’est qu’on a développé depuis quelques années un système de gestion participative.

Des cinémas d’économie sociale, ça ne court pas les rues. Y en a-t-il d’autres ?

Je pense qu’en Belgique, on est les seuls. Il y a le groupe Utopia en France qui ressemble très fort au système des Grignoux – on les appelle nos cousins –, mais je ne sais pas si en termes de gestion, ils fonctionnent de la même façon que nous.

Ça change quoi dans votre manière de travailler ?

On essaye aux Grignoux que chacun trouve sa place. Évidemment, il y a quand même une légère hiérarchie qui, par la force des choses, s’est imposée. Tout simplement, parce qu’on a très fort grandi : on est aujourd’hui 170 travailleurs, c’est évidemment très difficile de fonctionner sur un mode de gestion participative où chacun pourrait intervenir à tout niveau de décision. À un moment donné, il faut qu’on puisse poser des balises et que certaines personnes ne s’occupent que de certaines décisions. Un paquebot comme celui-là, où 170 personnes auraient leur mot à dire, serait impossible à gérer.

Chaque travailleur, à partir du moment où il est chez nous depuis au moins un an, peut entrer dans l’Assemblée Générale. Et à l’AG, c’est une personne = une voix. Cette Assemblée Générale est composée presque à 100 % de travailleurs. Je pense qu’il y a encore un bénévole qui en fait partie, mais c’est la seule exception (une poignée de bénévoles est encore attachée à la salle du Parc, la salle historique des Grignoux).

Notre Conseil d’Administration aussi est composé exclusivement de travailleurs des Grignoux ; il n’y a donc aucune personne qui viendrait de l’extérieur avec un mandat politique par exemple. Ce sont vraiment les travailleurs qui sont aux manettes de l’asbl. En plus de l’Assemblée Générale et du Conseil d’Administration, nous avons une espèce de comité de gestion. Aux Grignoux, il n’y a pas un Administrateur délégué, mais un Collège composé aujourd’hui de cinq personnes. Ce sont souvent des responsables de secteur, mais ce n’est pas une condition indispensable pour en faire partie. Ce qui est demandé, c’est d’avoir une vision transversale de l’asbl, mais aussi de tout le secteur du cinéma et de l’éducation permanente et de pouvoir poser les balises de la gestion quotidienne des Grignoux. Le pilotage se fait donc toujours de manière collective : il n’y a pas quelqu’un qui prend une décision à un moment donné puis qui va rendre des comptes au Conseil d’Administration. Bien sûr, le Collège a des contacts réguliers avec le Conseil d’Administration auquel il fait des retours pour expliquer les décisions prises.

On essaye de faire pareil à tous les niveaux, avec une série de réunions intersectorielles et des équipes qui se mettent en place pour des projets précis. On a par exemple créé une équipe Eco-Team il y a quelques années en proposant à des travailleurs qui le souhaitaient de se pencher sur les moyens de réduire notre empreinte énergétique. Pour ce genre de projets, on lance un appel à candidatures et des gens se proposent ; l’équipe réunit donc des gens de l’horeca, du service entretien, des bureaux… On essaye comme ça de fonctionner de manière participative et collective à tout niveau pour permettre justement aux travailleurs de s’approprier leur asbl. Les Grignoux, on veut que ce soit l’asbl de tout le monde.

Par leur historique, les Grignoux, c’est aussi une asbl militante qui se positionne assez régulièrement, politiquement parlant, sur une série de sujets qui vont au-delà de l’exploitation de cinémas. Il nous semble toujours pertinent et intéressant que les travailleurs aient conscience de l’asbl pour laquelle ils travaillent et qu’ils comprennent les différents enjeux auxquels on est confronté. Il y a des gens qui postulent chez nous attirés au départ par le côté glamour du cinéma – même si au niveau de l’exploitation, on n’est pas du tout là-dedans. Mais on veut que les travailleurs comprennent que postuler aux Grignoux, ce n’est pas seulement venir travailler dans une salle de cinéma, qu’il y a aussi vraiment moyen de s’engager sur toute une série de fronts, à travers son employeur.

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Pouvez-vous donner quelques exemples de décisions prises de manière collective et participative ?

Pour toutes les grandes décisions, à partir du moment où elles engagent l’asbl, il y a une Assemblée Générale qui est rassemblée. Par exemple, il y a quelques années, les salles de cinéma Art et Essai à Namur ont fermé parce que l’asbl qui gérait la seule salle était en train de piquer du nez. Il y a eu un appel à projets de la Ville de Namur – qui était propriétaire des bâtiments du cinéma Caméo – pour trouver un gestionnaire pour reprendre ce cinéma, le gérer et en faire un projet de cinéma Art et Essai avec débats, rencontres.... Les Grignoux ont répondu à cet appel d’offres. Mais cette décision a d’abord été votée en Assemblée Générale. On a rassemblé les travailleurs qui faisaient partie de l’AG à l’époque, en leur expliquant les enjeux : pourquoi était-il intéressant pour les Grignoux d’aller se positionner à Namur alors qu’ils se portaient très bien à Liège et qu’ils n’avaient pas du tout besoin d’aller voir ailleurs ? En deux mots, il y avait là derrière une vision à long terme : si des villes wallonnes comme Namur commençaient à perdre leurs salles Art et Essai, ça voulait dire que, petit à petit, le réseau des salles allait s’étioler, qu’il n’y aurait plus eu que Bruxelles – la capitale où il y a quelques salles – et Liège – qui a toujours fait figure d’exception. Au final, s’il y avait eu moins de salles, il y aurait moins de films qui allaient arriver puisque les distributeurs belges n’allaient pas acheter des films en sachant qu’ils ne pourraient les exploiter que dans deux villes. Donc les Grignoux se sont dit : il faut absolument qu’on aille se positionner là-bas pour sauver ce cinéma-là, pour en faire à nouveau des salles attractives où les distributeurs vont venir parce que, si on ne le fait pas, si personne ne le fait, il va y avoir un effet boomerang sur les salles qui fonctionnent. Ce débat-là a été expliqué aux travailleurs. Un plan financier a été établi, un budget a été expliqué, défendu en Assemblée Générale extraordinaire. Il y a eu un vote et c’est seulement à partir du moment où il y a eu le vote positif que le dossier a été introduit à la Ville de Namur et que les Grignoux sont arrivés à Namur.

La gestion participative s’applique à de très grosses décisions comme celle-là qui mettent vraiment en jeu l’avenir de l’asbl, puisque là clairement il fallait qu’on sorte de l’argent, qu’on investisse, qu’on engage du monde… Mais elle peut aussi porter sur des décisions comme : est-ce qu’on va changer de fournisseur d’électricité ? On s’est posé la question dernièrement parce qu’on estimait que le fournisseur avec lequel on travaillait n’était plus suffisamment vert. On a choisi de changer et de passer sur de l’énergie éolienne. Ça aussi, ça a fait l’objet d’une question aux travailleurs.

Sur les 170 travailleurs, combien sont membres de l’AG ?

Il y a aujourd’hui entre 70 et 80 personnes qui font partie de l’Assemblée Générale ; ça veut dire que la moitié des travailleurs y est présente.

Quand un nouveau travailleur arrive aux Grignoux, lui faut-il du temps pour s’adapter à ce fonctionnement participatif ?

Ça dépend un petit peu pour quelle fonction il postule. Il faut comprendre qu’on passe beaucoup de temps en réunion, on nous dit souvent qu’on a la réunionite. C’est vrai, mais le temps qu’on a passé lors de réunions où les décisions ont été débattues, comprises, expliquées et puis, à un moment donné, prises dans un sens ou dans un autre, c’est autant de temps qu’on gagne par la suite puisque tout le monde est mis au courant.

On essaye aussi de faire en sorte que les différents secteurs soient informés de ce qui se passe chez les autres. Chaque secteur se réunit une fois par mois ou toutes les six semaines, les travailleurs font des réunions d’équipe uniquement entre eux (les cuistots et les responsables cuisine par exemple). Puis un petit compte-rendu est envoyé à tout le monde. On peut se demander si, quand on est caissier au cinéma, on est intéressé par ce qui se passe en cuisine… Oui, parce que, parfois les décisions prises en cuisine vont se répercuter sur d’autres choses au niveau du menu, de la tarification des plats… C’est toujours bien de connaître les dynamiques qui existent au sein des autres secteurs. On essaye de faire en sorte que tout le monde soit un petit peu au courant de tout ce qui se passe dans les autres secteurs.

On a cherché longtemps un outil convivial, à côté de ces comptes-rendus qui sont parfois un peu fastidieux à lire. Depuis l’année dernière, on propose une petite newsletter interne, qui s’appelle le Kinogram, qui s’envoie toutes les semaines, même pendant la période de confinement où, d’une part, on résume les décisions qui ont été prises en Collège (qui se réunit toutes les semaines). Ça permet à tous les travailleurs de savoir sur quoi le Collège est en train de travailler, quels sont les enjeux. Là par exemple, on est en pleine situation de crise, mais le collège continue à se réunir toutes les semaines en visio et on continue à donner des informations en expliquant sur quoi on travaille, comment on voit l’avenir… Et puis, dans cette newsletter, en plus des nouvelles de la gestion opérationnelle et stratégique, il y a des petites nouvelles comme l’accueil d’un nouveau travailleur. Ça permet de garder les liens entre les travailleurs des différents services et des différentes villes.

Actuellement, la majorité de vos travailleurs est en chômage temporaire puisque les cinémas sont fermés, comment faites-vous pour garder le contact avec l’équipe ? Y a-t-il autre chose que cette newsletter ?

Oui, aujourd’hui, les secteurs horeca, cinéma et entretien sont en chômage puisque nos lieux sont fermés. Il y a, je dirais entre 15 et 20 travailleurs qui continuent à travailler, essentiellement l’équipe communication, l’équipe compta et l’équipe technique qui profite de la fermeture des lieux pour mettre en place des chantiers qu’ils n’ont pas l’occasion de faire en temps normal. Pour eux, ce confinement est un peu une aubaine parce qu’ils avancent vraiment très rapidement.

On a continué à envoyer le Kinogram à tout le monde. Puis on a un projet qui s’est mis en place au début de ce deuxième confinement qui s’appelle Cinépilou : il s’agit de séances virtuelles de cinéma à la maison, tous les vendredis soir, à destination d’un public familial. Ce projet a le mérite de fédérer plusieurs équipes qui y travaillent chaque semaine, notamment pour le tournage. Et ce projet permet aussi de garder le lien puisqu’on tient les équipes au courant : on communique le choix du film, on envoie des photos… on envoie aussi le lien pour que tous les travailleurs qui ont des petits enfants puissent y participer.

Dès qu’on a des nouvelles intéressantes, on n’attend pas le Kinogram, on envoie régulièrement des mails à tout le monde pour tenir au courant de l’évolution de la situation, je pense comme dans toutes les entreprises qui sont à l’arrêt pour le moment. Comme on est très habitués de se réunir, de prendre des décisions en équipe, de faire des comptes-rendus, de demander l’avis des autres membres de l’équipe avant d’avancer sur certains projets, je pense que chaque coordinateur a gardé un lien avec ses propres équipes et continue, soit par mail, soit par téléphone, à avoir des liens avec ses collègues proches.

Au sein du groupe Terre qui fonctionne aussi en gestion participative et est également reconnu en Éducation permanente, l’essentiel du programme de réunion-formation est actuellement à l’arrêt afin de respecter les mesures sanitaires. Passer par le numérique nous semble compliqué pour une partie des travailleurs en insertion qui n’est peut-être même pas équipée pour participer à des réunions à distance. Rencontrez-vous la même difficulté ?

C’est vrai qu’il y a quelques travailleurs chez nous qui n’ont pas d’adresse mail, mais ils ne sont pas nombreux. Ils ont bien sûr une adresse mail Grignoux, qu’ils relèvent en général sur un ordinateur quand ils viennent travailler. On sait qu’il y a quelques travailleurs qui ont un problème avec la lecture du français. Ces travailleurs-là, quand des décisions très importantes sont prises, évidemment on les appelle. Le RH est au courant de la situation qui ne concerne vraiment que quatre ou cinq personnes maximum sur toutes les équipes.

En matière d’éducation permanente à destination des équipes, on a continué à mettre en place des groupes de travail. Je fais par exemple partie d’un groupe de travail avec les travailleurs des cinémas liégeois. Je vois les délégués toutes les semaines et on travaille sur des choses qu’on aimerait implémenter dès la réouverture de nos salles. On a profité de ce moment d’arrêt pour mettre en place ce groupe de travail et on a insisté pour le faire en présentiel. C’est possible car on n’est pas nombreux, on se voit à cinq, tous les lundis et on avance sur ce dossier qui les concerne, eux : comment mettre en place de nouvelles méthodes de travail au niveau des cinémas ? Parce que ce secteur est en train d’évoluer très fort, notamment avec l’arrivée des plateformes. C’est intéressant et important pour nous de conscientiser les travailleurs à leur réalité de terrain, mais aussi d’aller au-delà. On s’est parfois rendu compte que, quand on a le nez dans le guidon, ça roule très bien. Les Grignoux, c’est quelque chose qui roule et donc on est pris par le quotidien. À part le Collège qui, dans ses missions, a cette obligation de réflexion, de tête chercheuse, de s’informer de ce qui se passe dans le secteur pour éviter de louper certains coches, tous les travailleurs n’ont pas forcément cette habitude parce qu’ils sont pris par leur quotidien : ils viennent travailler, ils font leur travail puis ils rentrent chez eux. C’est quelque chose qui nous a fort interpellés, ici durant le confinement, puisqu’on était, nous Collège, en permanence en réflexion. On va un pas plus loin en se disant : c’est bien de réfléchir entre nous, mais il faut aussi très vite sensibiliser les travailleurs à ça. Ce groupe de travail a permis de pointer une série de choses et d’en discuter avec les travailleurs qui ne sont pas forcément conscients que leur univers risque d’être assez vite bouleversé. On voit l’avènement de plateformes numériques comme Netflix ; on sait qu’après cette pandémie, toutes ces habitudes que les gens ont prises vont rester. Donc le paradigme, le modèle de la salle de cinéma va changer dans les prochaines années. Elle sera toujours là, mais on va devoir vivre avec ce numérique, ce virtuel à côté. Le groupe de travail a été mis en place essentiellement pour revoir certaines règles de fonctionnement sur le terrain, mais on en profite pour sensibiliser à ça. Moi, je partage beaucoup d’informations avec le groupe, je leur envoie de la documentation, et eux relaient à leurs collègues par mail, par téléphone…

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Y a-t-il d’autres défis que vous allez devoir relever dans les prochaines années ?

Celui-là est déjà pas mal. Il est énorme, en fait ! Ça veut dire que le spectateur va se positionner, se comporter autrement. Certaines salles de cinéma vont très certainement disparaître, les salles qui n’ont pas eu cette réflexion par rapport au virtuel et par rapport à ce que la salle peut apporter de plus vont aussi avoir de grosses difficultés. Quand on voit ce qui se passe aux États-Unis pour l’instant depuis le début de la pandémie, les plus grosses maisons de distribution et de production, notamment Disney par exemple, mais aussi Universal, Warner… ont compris qu’elles allaient gagner beaucoup plus d’argent avec le virtuel. Disney – qui était pourtant un grand défenseur de la salle de cinéma – est en train de se positionner complètement à l’opposé : le dernier Pixar qui était prévu pour Noël, Soul, est sorti sur la plateforme Disney Plus. Et ça marche ! Les gens se connectent, payent très cher : pour avoir juste ce film-là, même si vous êtes déjà abonné, il faut payer 25 dollars en plus. C’est vrai qu’un ticket de cinéma à New York doit être pratiquement à vingt dollars par personne… Ces grandes maisons sont en train de passer des accords avec de très grands groupes de salles de cinéma pour négocier des sorties simultanées : les films vont sortir en même temps sur les plateformes que dans les salles, voire sur la plateforme et puis seulement dans les salles. Ce qui se passe aux États-Unis, ça met toujours un peu plus de temps à arriver, mais ça arrive à un moment donné en Europe. Donc on sait qu’on va être confronté à ça.

Les salles indépendantes comme les nôtres où on travaille essentiellement avec du cinéma indépendant, du cinéma européen, du documentaire, où on défend un modèle de cinéma qui n’est pas celui des complexes, on va à mon avis passer outre, justement parce qu’on propose autre chose. On le fait déjà, depuis toujours : les rencontres, les débats, le fait que nous ayons des lieux horeca vraiment accolés à nos salles de cinéma, qu’on propose toute une série d’animations comme les concerts… on sait que c’est grâce à ça que les Grignoux ont toujours tiré leur épingle du jeu par rapport à d’autres salles de cinéma Art et Essai qui ramaient. Mais je pense qu’on va devoir encore aller plus loin. La salle de cinéma a encore de l’avenir, moi j’y crois très fort et je pense qu’elle sera toujours là. Les gens auront encore envie de sortir et d’aller voir un film, mais il faudra apporter autre chose en plus et il ne faudra pas négliger le virtuel, c’est évident. Le projet Cinépilou, on en parle beaucoup pour le moment, on ne sait pas trop ce qu’on va en faire… Pour l’instant, c’est un projet lié au confinement, mais on sait qu’on ne doit pas le lâcher. On tient quelque chose qui va peut-être nous permettre après, une fois que les salles seront à nouveau ouvertes, de continuer à faire quelque chose et d’avoir cette corde supplémentaire, virtuelle, à notre arc.

Ça fonctionne bien ? Le public est au rendez-vous ?

Oui, ça fonctionne bien. Après, ce n’est actuellement pas un modèle économique qui rapporte : une connexion à 5 euros pour toute une famille, fatalement c’est tout à fait différent que d’aller en famille à cinq-six et de payer chacun cinq euros. Et puis, la démarche n’est pas la même. Mais ça a rencontré un succès vraiment intéressant. Depuis le début, donc en sept séances, on a « vendu » 850 séances . On voit qu’il y a une attente, que le concept fonctionne, plaît aux familles. Ce n’est pas au départ notre objet social, mais on a remarqué en tout cas que l’idée telle qu’elle était présentée, le public y adhérait et elle se distingue de toute une série d’offres qui sont présentes aujourd’hui sur les multiples plateformes existantes.

Pour en revenir à l’économie sociale, est-ce que c’est à votre avis un modèle pertinent par rapport à l’époque actuelle. Est-ce qu’il parle aux jeunes ?

Oui ! Souvent, les gens qui postulent aux Grignoux viennent parce qu’ils savent qu’ils vont trouver un autre modèle de gestion, pas tous, mais beaucoup. On sent très fort dans la nouvelle génération, dans nos jeunes travailleurs, cette envie de participer. Il faut même parfois recadrer en expliquant, comme je le disais au début de l’interview, que le mode de gestion participatif ne veut pas dire qu’on va avoir son mot à dire sur tout et qu’on ne gère pas de manière participative de la même façon quand on est à 30 que quand on est à 170. C’est là qu’il faut trouver les bons moyens de fonctionnement, les bonnes instances où chacun a la possibilité de s’exprimer, de faire avancer le débat et d’avoir des décisions qui vont faire sens et qui vont porter leurs fruits plutôt que de se retrouver dans un système où on demande toujours l’avis à tout un chacun.

On a le sentiment aussi que, dans les jeunes qui arrivent sur le marché du travail – je parle par rapport à ma génération où finalement on était un peu prêts à travailler de n’importe quelle façon, sans compter nos heures, en faisant toujours nos preuves par rapport à notre N+1, etc. – on retrouve moins cette mentalité chez les jeunes aujourd’hui qui veulent que leur travail ait un sens. On voit bien que, pour nos jeunes animateurs par exemple, oui bien sûr, il faut que les Grignoux gagnent un peu de sous pour faire fonctionner la structure, on ne va pas travailler à perte, mais ils sont beaucoup plus intéressés de savoir que l’animation qu’ils ont mise en place va toucher 50 spectateurs au lieu de 200, mais 50 spectateurs qui vont intervenir, qui seront intéressés, qui vont parler autour d’eux. Ils sont beaucoup plus intéressés par la qualité que par la quantité. Et ça se voit un peu à tous les niveaux de leur travail : ils ont besoin d’être concernés par leur travail, d’être motivés, pour amener quelque chose. On le sent très fort donc je pense que oui, l’économie sociale et un mode de gestion participatif peuvent amener une dimension humaine et quelque chose qui fait sens auprès d’une génération qui a besoin de ça justement. Maintenant, encore faut-il pour chaque structure trouver vraiment le bon modèle, celui qui convient. Je pense qu’aussi certains travailleurs sont perdus par rapport à un mode de gestion comme celui-là. On a des équipes où clairement il faut donner un véritable cadre, on voit que s’ils n’ont pas les balises, si on ne leur dit pas « ça oui, ça non ; on va jusque là », les travailleurs sont perdus. Le fait de pouvoir amener sa pierre à l’édifice, participer au débat peut mettre certaines personnes mal à l’aise. Je pense que c’est lié aussi à un niveau d’éducation ; on a peur de dire une bêtise, est-ce que ce que je vais dire est pertinent, est-ce que j’oserai proposer ce genre de décision… C’est là tout l’intérêt des petits groupes.

On fait aussi des ateliers d’économie sociale chaque année. Dès qu’on a des nouveaux qui sont arrivés, on propose un cycle d’ateliers d’économie sociale avec la SAW-B pour expliquer ce qu’est l’économie sociale, comment elle s’applique aux Grignoux et où vous pouvez trouver votre place.

Voulez-vous ajouter quelque chose ? Un message à faire passer ?

Un message d’espoir !

Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir en ce moment ?

Pour l’instant, ce n’est pas le politique qui nous donne beaucoup d’espoir… On essaye de s’accrocher à pourquoi on fait ce travail aux Grignoux depuis 40 ans. À travers nos réunions et notre travail aujourd’hui, on va rechercher à la source ce qui fait que les Grignoux ont émergé à un moment donné, ce qui fait que les anciens nous ont amenés là où est aujourd’hui. On a tout un héritage à faire valoir et à continuer à faire avancer et à faire évoluer. On est dans une période charnière aux Grignoux : tous les anciens sont partis, tous ceux qui ont fondé l’asbl et qui l’ont vraiment mise sur les rails. Le dernier est parti le 1er décembre 2020. Donc là maintenant, c’est une nouvelle génération qui est aux manettes avec, évidemment, une crise sans commune mesure sur le dos et, comme je le disais tout à l’heure, une situation qui change très fort au niveau du secteur donc c’est beaucoup de défis à relever. On est parfois, pas découragés, mais on se dit est-ce qu’on va un jour sortir de tout ça ? Je pense que oui, on va en sortir parce qu’on a eu cette espèce de sagesse, les anciens nous ont transmis un truc qui était tellement extraordinaire ! Ce cinéma, cette asbl, elle est tellement extraordinaire que c’est là-dedans qu’on puise. J’ai envie d’aller chercher du positif là-dedans pour dire : voilà, cette épidémie, elle va s’arrêter ou en tout cas, on va trouver les moyens pour vivre avec cette épidémie sans qu’elle impacte notre vie culturelle, sociale et économique. Je pense que les Grignoux vont rebondir et en profiter pour avancer. J’ai envie d’être optimiste et de dire qu’on sera là quand le virus ne sera plus qu’un mauvais souvenir et qu’on en aura profité pour se repenser. On dit tout le temps « se réinventer », c’est un mot qu’on dit tout le temps pour l’instant, mais je pense qu’il y a beaucoup de ça dans ce qu’on vit aujourd’hui et je crois que l’économie sociale permet justement à chacun d’y participer, à ce renouveau, en tout cas au sein de notre structure.

En savoir plus

Les Grignoux : https://www.grignoux.be/fr/

Pour vous faire découvrir Cinépilou, nous organisons un concours permettant de gagner 3 accès en ligne (+ pack activités) au film L'ODYSSÉE DE CHOUM proposé le vendredi 12 février janvier 2021 entre 18.00 et 21.00.
✍️ Comment participer?

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Un tirage au sort aura lieu le jeudi 11 février janvier à midi. Les gagnant‧e.s recevront leur accès par e-mail vendredi.

Propos recueillis le 7 janvier 2021 par Geneviève Godard

 

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13 November 2020

Esperanzah! La créativité nourrit l’espoir

L’économie sociale rassemble des acteurs divers qui travaillent dans des secteurs très variés. La crise actuelle n’épargne pas grand monde, mais certains domaines d’activités sont touchés de plein fouet. Le monde du spectacle, après avoir mis en place une série d’adaptations pour continuer à proposer des événements tout en respectant les mesures de sécurité, est aujourd’hui complètement à l’arrêt, sans aucune certitude concernant les possibilités de reprise.

C’est dans ce contexte très particulier que nous vous présentons l’ASBL Z !, l’organisatrice du festival Esperanzah!. Une association qui marie culture et engagement, musique et éducation permanente, festival et économie sociale. Ses valeurs résonnent avec celles du groupe Terre. Jean-Yves Laffineur, son directeur, répond à nos questions.

Que diriez-vous pour vous présenter ?

Jean-Yves Laffineur – J’ai fondé le festival Esperanzah! en 2002 – ce sera donc sa vingtième édition en 2021. Je suis le directeur de l’asbl Z! qui mène maintenant d’autres projets, parallèlement au Festival Esperanzah! : le Festival Jyva'Zik (qui devait avoir lieu en novembre à Louvain-La-Neuve) et le plan Sacha qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif. Nous sommes également reconnus en éducation permanente pour toutes nos campagnes d’action. Et notre dernier projet en date, c’est le web média Tout va bien.

Quel est votre lien avec l’économie sociale ? Vous en faites partie ou vous vous en inspirez ?

On fait partie de l’économie sociale, on s’inscrit tout à fait dans ses principes de base. Nous sommes une association et notre fonctionnement est carrément horizontal. L’organisation de nos projets est basée sur une horizontalité totale : chaque projet a son comité organisateur qui regroupe des personnes différentes, avec au minimum un permanent de l’équipe. Notre fonctionnement est tout à fait participatif et démocratique.

Qu’est-ce qui vous séduit dans l’économie sociale ?

Honnêtement, ce n’est pas que ça me séduit ou pas… c’est le mode sur lequel j’ai toujours fonctionné dans les différents projets que j’ai développés au cours de ma vie professionnelle. C’est essentiellement le principe de gouvernance positive et participative qui m’intéresse.

Ce qui rassemble les travailleurs, les volontaires et les gens autour de nous, c’est un engagement très fort pour des causes sociétales. Cet engagement s’inscrit pleinement dans notre manière d’organiser le travail et nos événements. Nous sommes complètement indépendants. On refuse par exemple de travailler avec des multinationales comme partenaires, même si elles nous sollicitent. On privilégie l’économie de proximité, la consommation responsable. Nous sommes vraiment à la pointe en matière de développement durable sur les événements (notre tri des déchets par exemple est maximal). Notre démarche de développement durable va très loin, et pas uniquement sur le plan environnemental. Sur le plan économique, cela se marque dans le choix de nos partenaires et dans la volonté de privilégier l’économie circulaire… Sur le plan social, nos prix restent très bas comparativement à tous les autres événements, parce qu’on veut que nos festivals restent accessibles ; on travaille notamment avec les Articles 27. Sur le plan culturel aussi – c’est mon dada – on privilégie essentiellement la découverte artistique et l’aspect multi-artistique, multiculturel…

Enfin, sur le plan des combats, nous mettons en avant les problématiques qui nous tiennent à cœur : elles sont liées à l’environnement, au racisme, à la parité, au genre… Tous ces combats, on les mène avec notre web média Tout va bien, mais aussi par nos campagnes d’éducation permanente. Tout ça fait qu’on s’inscrit pleinement dans ce qu’on appelle l’économie sociale.

À votre avis, les jeunes entendent-ils suffisamment parler d’économie sociale ? Est-ce un modèle qui leur parle, qui leur semble adapté aux défis de l’époque actuelle ?

J’ai l’impression que c’est un terme qui a un peu perdu de sa pertinence à notre époque, qu’il est moins prégnant qu’il y a quelques années. Aujourd’hui, on parle beaucoup de nouvelles formes de management, d’intelligence collective et de l’aspect dynamique plutôt que d’une reconnaissance d’un système économique. Je serais curieux d’interroger les jeunes qui travaillent avec moi sur la manière dont ils perçoivent cette question de l’économie sociale, mais elle n’est plus à l’avant de la scène comme elle a pu l’être dans les années 90 et début 2000…

Comment vivez-vous la situation actuelle ?

C’est très difficile à deux points de vue. Économiquement d’abord, pour le moment nous sommes sous perfusion : sans aide de l’état ou des communautés, on serait mort. Ensuite sur le plan social et psychologique, c’est très dur aussi. On a d’abord dû faire face à la vague des annulations de l’été ; il y a eu une réflexion sur le développement culturel, sur l’avenir de la culture… On s’est adapté, pas mal de petites initiatives assez sécurisées ont vu le jour. Ça a été difficile, mais on a senti une volonté de soutenir le développement et la création artistique. Je pense que la culture a traversé assez positivement cet été. Cette deuxième vague par contre est vraiment très dure. On pensait pouvoir redémarrer pour 2021, mais là, la deuxième vague vient faucher tout le monde, tous les métiers de la culture. C’est catastrophique.

Dans le cas de mon équipe, à part Tout va bien, on a travaillé un an pour rien. Psychologiquement, c’est très difficile. On organisait une campagne et deux événements ; tout a dû être abandonné alors qu’on avait essayé de s’adapter. Dans le cas du Jyva’Zik, on organisait un cabaret, on avait vendu 600 places en 30 secondes… À quinze jours près, on a dû tout annuler.

C’est difficile pour les travailleurs, mais ça l’est surtout pour tous les métiers qui dépendent de ce secteur d’activité : les techniciens, les loueurs de chapiteaux, de scènes, les food-trucks, les ingés son et lumières, les artistes… tous ces gens sont à l’arrêt. Le risque à terme, c’est qu’il y ait une perte des compétences parce que ces gens doivent vivre et qu’ils vont chercher de l’emploi ailleurs. Il va y avoir des faillites. Il y a des carrières qui n’émergent pas. On ne sait pas du tout à quoi ressemblera le secteur l’année prochaine. C’est très sensible pour le moment. On a beaucoup parlé de la culture cet été, mais, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, on n’en parle plus du tout en ce moment.

Néanmoins, on garde espoir et on fait tout pour qu’il se passe des choses en 2021. On reste positif, on discute avec les autorités, on s’est constitué en fédération… On pousse pour que des tests rapides se fassent à grande échelle, y compris, pourquoi pas, dans nos événements ; on travaille à trouver des solutions et on est plein d’espoir. En réalité, je suis sans cesse entre-deux : parfois très optimiste, parfois moins parce que pour le moment, clairement, il n’y a pas de perspective.

Qu’est-ce qui continue à vous rendre optimiste ?

L’espoir, parce qu’on travaille en équipe. On pense à l’avenir, on construit, on s’adapte, on pense à des plans B, des plans C… Le milieu culturel est très créatif, donc les gens malgré tout restent créatifs. C’est ça qui nourrit mon espoir.

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